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Ainsi s'achève l'histoire de Michel de La Teigne. Mais alors, qui vous écrit ici ?



Tout commence en 2016. A l'époque, l'auteur de ces lignes écrit du théâtre, de la fiction, des idées. Il est en pourparlers avec un éditeur pour fonder une collection de livres, « Règlements de compte », de courts essais philosophiques et humoristiques traitant de sujets sérieux — la mort, la religion, le mérite — sur un ton décapant.

L'auteur écrit deux essais-pilotes. L'éditeur lui demande de les faire illustrer pour les rendre plus séduisants. Et au-delà de l'illustration, il lui conseille de les incarner en créant un personnage. Il faudrait faire vivre cet avatar pour pallier l'absence de notoriété de l'auteur… Puisque le ton des essais est vif et insolent, l'avatar sera un apprenti philosophe, impertinent, acerbe, sans concession et armé d'un cynisme culotté.

C'est l'acte de naissance de Michel. Il est philosophe… Son nom, Michel de La Teigne, est un hommage à son « ancêtre de cœur », Michel de Montaigne, philosophe libre-penseur, indépendant et observateur, cherchant la vérité en les autres comme en lui-même. À l'instar de son mentor, Michel de La Teigne est pugnace dans l'argumentation : une véritable teigne.

Pour faire vivre ce personnage, il faut lui inventer une vie. Il sera taxi. Pourquoi ? Parce qu'un taxi peut rencontrer toutes sortes de clients, en particulier des riches, des possédants, des puissants, et déverser sur eux sa bile et ses arguments. Et pourquoi ne pas mettre en scène ce taxi dans de petites bandes dessinées qui agrémenteraient les essais ? Des strips percutants qui introduiraient les sujets philosophiques de façon contradictoire… Va pour la bd. Les premiers scénarios apparaissent.

Seulement, l'auteur ne sait pas dessiner… Quand il fait un bonhomme, on dirait une maison, et vice-versa ! Et vice-versa (oui, il aime déjà les Inconnus.) Il fait alors lire ses premiers scénarios à quelques amis en qui il a toute confiance. L'une d'elles lui dit connaître la personne parfaite pour dessiner cette BD.

Alors Rémi rencontre Marion. Notre entente est immédiate et nous nous lançons corps et âme dans la création de ce taxi. Marion, illustratrice diplômée de l'école Estienne, crayonne des dizaines de visages pour ce Michel de La Teigne, tandis que Rémi conçoit et peaufine le personnage, avec une idée fixe : il est terrible, mais ses clients sont pires… ce qui le rend sympathique. C'est foutraque, mais ça prend forme.

Trois mois après, c'est la douche froide ! L'éditeur pressenti pour publier nos essais est viré par les actionnaires. La maison d'édition, longtemps respectable, est réorientée au service des entreprises, des grandes marques plus précisément : de juteuses perspectives financières qui valent bien le sacrifice de toute ambition littéraire et culturelle aux yeux des possédants… Tant que l'argent ruisselle ! L'éditeur nouvellement nommé annonce clairement que le projet de collection d'essais est mort.

Qu'à cela ne tienne ! Il reste les bd. Nous avons avancé. Après tout, pour les essais, on verra plus tard. Nous nous entendons trop bien pour nous arrêter en si bon chemin. Nous publierons nos bd en ligne, sur un site dédié, gratuit, car même si nous n'avons jamais fait cela, ni l'un ni l'autre, ni quoi que ce soit qui y ressemble, nous avons foi en notre personnage.

Les deux suspects, soupçonnés de complicité de rébellion en bande organisée avec le célèbre bandit Michel de La Teigne. Nul doute que Darmanin nous a déjà fichés S, vu l'efficacité de la lutte anti-terroriste dans notre beau pays.

Micheldelateigne.fr n'est pas un nom de domaine réservé. Nous le créons, avec l'aide d'un webmaster qui nous soutiendra grâcieusement pendant toute l'aventure. Fait drôle — ou funfact — le webmaster s'appelle Michel, pour de vrai.

A l'époque, quand on tape « Michel de La Teigne » dans un moteur de recherche, on tombe sur « les appâts Michel », un vendeur de teignes vivantes (au sens propre) destinées à pêcher les carpes et les truites… La concurrence est donc rude, mais nous n'avons pas peur.

Comment rendre Michel crédible ? En le laissant s'exprimer à la première personne. Nous nous fichons éperdument de signer notre travail : le plus important, c'est que Michel soit lu et apprécié. S'il se raconte lui-même et signe sa propre histoire, le récit sera plus fort. C'est un procédé narratif qui nous semble naturel, au service de la crédibilité du personnage et de son univers. Marion a quelques doutes, mais Rémi est sûr de lui. Nous partons là-dessus.

En janvier 2017, après un an de préparation, les premiers épisodes paraissent dans l'indifférence générale. D'autant que notre anonymat nous interdit de faire de la publicité sur nos réseaux sociaux… Mais nous aimons Michel. Nous avons tant de choses à lui faire dire que nous publions en un an 60 épisodes. Alimatou, puis Alice germent très tôt… Gérard suivra. Le projet d'essais est enterré mais la bande dessinée existe.

Le public s'intéresse à Michel de La Teigne et s'abonne. Notre webmaster nous recommande d'ouvrir une petite page de financement participatif, pour nous défrayer des frais d'hébergement web et de notre matériel : crayons, pinceaux, encre noire… En dehors de cela, nous ne nous rémunérons pas, gardons nos emplois alimentaires plus ou moins précaires. C'est le prix de notre absolue liberté de ton et d'expression.

Des lecteurs de plus en plus nombreux nous écrivent, et nous sommes touchés de découvrir qu'ils aiment Michel, qu'ils s'adressent directement à lui, avec déférence ou familiarité. Pour que le personnage reste crédible, Rémi répond à leurs messages à la première personne, en signant « Michel de la Teigne »… Ce qui n'était qu'un procédé narratif devient progressivement une imposture artistique, dont nous ne mesurons pas encore l'ampleur.

En 2018, la rédactrice en chef du magazine du principal réseau de taxis parisiens nous écrit. Elle demande une interview à Michel, qu'elle croit être un débonnaire taxi parisien… Nous nous voyons dans l'obligation de lui refuser cette interview, faute de Michel en chair et en os. Elle nous propose néanmoins de reproduire quelques planches sélectionnées dans les numéros d'été de son magazine, ce que nous acceptons, amusés.

La même semaine, un ancien ministre, spécialiste de la question des transports, nous contacte. Il aimerait parler de nous dans un livre consacré au taxi dans la culture populaire. Nous commençons à prendre conscience de l'engrenage dans lequel nous sommes… Sans livrer nos identités, et sous la stricte condition du respect de notre anonymat, nous lui donnons une interview téléphonique pour lui permettre de consacrer trois pages de son ouvrage à Michel de La Teigne. Ce ministre est la seule personne à avoir entendu au téléphone la voix de Michel de La Teigne en 7 années d'existence… Lorsqu'il tente, malgré nos mises en garde, de connaître le vrai nom de son interlocuteur, Rémi lui répond qu'il s'appelle Juan Romano Chucalescu. Les amateurs des Inconnus apprécieront. Détail croustillant : il y croit et en parle dans son livre !

En 2019, nous apprenons que nous avons été nominés par plusieurs taxis pour nous voir remettre une médaille professionnelle. Cette distinction récompense des chauffeurs à la longévité exceptionnelle, d'autres ayant accompli un acte héroïque au volant de leur taxi… et Michel de La Teigne, donc, pour « son implication dans le rayonnement du métier de chauffeur de taxi et l'exemplarité de son action ». Le diplôme qui accompagne la Médaille du Taxi est signé par le Maire Adjoint de Paris et le rapporteur de la loi sur le transport de personnes. C'est la reconnaissance totale de la crédibilité de Michel de La Teigne. L'imposture artistique a franchi toute limite, elle déborde mais on ne peut plus l'arrêter sans la révéler. Et comme l'histoire de Michel n'est pas finie, comme nous n'avons pas encore tout dit, comme les lecteurs aiment ce personnage et nous envoient des preuves d'attachement extrêmement touchantes, voire bouleversantes, nous ne pouvons pas tout avouer. Nous irons au bout de l'histoire.

En 2020, nous décidons d'envoyer notre travail à une poignée d'éditeurs. Nous nous présentons sous nos identités réelles, mais insistons dès le départ sur notre souhait de publier notre œuvre sous le pseudonyme de Michel de La Teigne. Nous ne voulons pas trahir nos lecteurs, puisque nous comptons continuer à publier en ligne. Rouquemoute, un éditeur nantais qui convient parfaitement à notre humour et à notre éthique, nous répond dès le lendemain et manifeste son intérêt. Il s'engage à protéger notre anonymat et nous publions deux albums, en 2020 et 2022, sous le nom de Michel de La Teigne. Nous savons que nous nous privons de promotion et de séances de dédicaces en restant anonymes, mais la bd nous importe plus que ses auteurs — c'est d'ailleurs une idée chère à Michel de La Teigne.

Après 7 années de publication, le temps finit par manquer à Marion qui a accouché de deux enfants sur sa table à dessin. Nous avons aussi, parfois, le sentiment que Michel a tout dit et qu'il est temps pour lui de passer la main. Nous décidons donc de terminer l'histoire de Michel, de dire adieu le mieux possible aux personnages secondaires et à notre héros. 186 épisodes ont été réalisés, au total… Il y aura un troisième tome pour compléter l'intégrale, en janvier 2024 à Angoulême, et ciao.

Rémi est partisan de laisser Michel partir avec son secret. Marion aimerait que les noms des auteurs figurent sur le troisième album, pour pouvoir communiquer par la suite sur toutes ces années de travail. Maël, l'éditeur, plaide pour une révélation éclatante de la vérité. Après des débats animés, c'est cette dernière option qui l'emporte. Nous espérons avoir pris la bonne décision !

Au cours de ces 7 années d'imposture artistique, seuls quelques lecteurs avertis, professionnels du milieu de la bande dessinée, ont soupçonné un subterfuge. Tous les autres y ont cru, se sont laissés emporter par le charme subtil de notre chauve ventripotent. C'est une immense fierté d'avoir créé un personnage et un univers qui semblent plus vrais que nature.

Il est utile de préciser que nous n'avons jamais tiré un profit malhonnête de cette création. Nous nous sommes efforcés, de notre mieux, de respecter la confiance de nos lecteurs, l'intimité de leurs confidences, de ne pas leur mentir au-delà de ce que l'anonymat de Michel exigeait. Chaque mot que Michel a prononcé dans ses bd, dans ses textes et dans son courrier aux lecteurs était le ressenti sincère de l'auteur. Les émotions et les idées de Michel sont authentiques. Le taxi a simplement été un passeur, et c'est la magie de la fiction. La fiction est un refuge précieux dans ce monde décadent.



Michel de La Teigne, nous te quittons à contrecœur. Tu resteras à jamais le héros superbe de notre première bd.

Rémi Amy et Marion Pradier
micheldelateigne@gmail.com

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