Avec le temps,
Avec l'âge,
A mesure qu'on décrépit, on devient plus indulgent avec ses amis. Parce que quand on est plus proche de la fin que du début, on espère profiter d'eux jusqu'au grand départ...
Je vais vous raconter comment j'ai connu Gérard. Figurez-vous qu'on était dans la même classe à l'école primaire. Le petit Gérard et le petit Michel en culottes courtes ont appris à lire et à jouer au foot ensemble. Je n'ai pas de souvenir plus précis de cette époque - à part une bataille de pois cassés à la cantine, après laquelle j'étais rentré en pleurant. Ce que je sais, c'est qu'on n'était pas spécialement proches, Gérard et moi.
Vingt ans plus tard, je suis appelé à faire mon service militaire. Je vous garde pour une autre fois mes histoires d'objection de conscience et de psychiatre véreux acheté pour éviter d'apprendre à tuer des gens au nom de la France... C'était hors de question et j'ai pu échapper à cette mascarade. L'important, c'est ce qui se passe à l'office de conscription. Dans la salle d'attente, alors que j'essaie de me concentrer sur la simulation de ma schizophrénie, il y a en face de moi ce type souriant, insouciant, qui tient une ordonnance à la main comme si rien ne pouvait lui arriver. Quand le sous-officier l'appelle par son nom et son prénom, je reconnais immédiatement le Gérard de mon enfance !
Le temps de lui dire que c'est moi, de lui demander s'il se souvient, on se fait gauler par le troufion qui « n'a pas que ça à foutre » - comme si ça urgeait, d'aller se faire réformer. Je retrouve Gérard après l'échec du caporal et on va boire un verre en face, heureux d'avoir échappé aux douze mois d'abêtissement national - lui, grâce à ses yeux et à son oncle ophtalmo, moi, grâce au psychiatre véreux et à ma facilité à passer pour fou.
Il avait déjà le coude leste, Gérard, quand il s'agissait de trinquer... Mais c'était sous contrôle. Nous devenons les meilleurs amis du monde et il me prend même comme témoin de mariage.
Ce n'est que dix ou douze ans plus tard que l'alcool a commencé à devenir un problème, chez lui... Avec les humiliations de sa vie professionnelle et, bientôt, celles de sa vie conjugale. Le pauvre. Au début, j'ai tenté de le raisonner, de ne pas boire avec lui, en espérant qu'il ferait de même... Peine perdue. Aujourd'hui, je n'essaie plus de l'arrêter, parce que c'est son vice, mais aussi son seul plaisir dans la vie. C'est triste à dire, mais pour lui, il est trop tard.
La santé de Gérard n'est pas réjouissante. Quand son heure viendra - le plus tard possible - j'espère qu'il ne souffrira pas trop. Parce que franchement, les dernières années ne sont pas les meilleures.